dimanche 14 septembre 2008

Momo, Moïse et Brassens


On a sonné à la porte, je suis allé ouvrir et il y avait là un petit mec encore plus triste que d’habitude, avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effrayés. Il était très pâle et transpirait beaucoup, en respirant vite, la main sur le cœur, pas à cause des sentiments mais parce que le cœur est ce qu’il y a de plus mauvais pour les étages. Il avait relevé le col de son pardessus et n’avait pas de cheveux comme beaucoup de chauves. Il tenait son chapeau à la main, comme pour prouver qu’il en avait un. Je ne savais pas d’où il sortait, mais je n’avais jamais vu un type aussi peu rassuré. Il m’a regardé avec affolement et je lui ai rendu la monnaie car je vous jure qu’il suffisait de voir ce type-là une fois pour sentir que ça va sauter et vous tomber dessus de tous les côtés et c’est la panique.
— Madame Rosa, c’est bien ici ?

Il faut toujours être prudent dans ces cas-là, parce que les gens
que vous ne connaissez pas ne grimpent pas six étages pour vous faire plaisir. J’ai fait le con comme j’ai le droit à mon âge.
— Qui ?

— Madame Rosa.

J’ai réfléchi. Il faut toujours gagner du temps dans ces cas-là.

— C’est pas moi.

Il a soupiré, il a sorti son mouchoir, il s’est essuyé le front et après il a refait la même chose dans l’autre sens.
— Je suis un homme malade, dit-il. Je sors de l’hôpital où je suis resté onze ans. J’ai fait six étages sans la permission du médecin. Je viens ici pour voir mon fils avant de mourir, c’est mon droit, il y a des lois pour ça même chez les sauvages. Je veux m’asseoir un moment, me reposer, voir mon fils, et c’est tout. Est-ce que c’est ici ? J’ai confié mon fils à Madame Rosa il y a onze ans de ça, j’ai un reçu.
Il a fouillé dans la poche de son pardessus et il m’a donné une feuille de papier crasseuse comme c’est pas possible. J’ai lu ce que j’ai pu grâce à Monsieur Hamil, à qui je dois tout. Sans lui, je ne serais rien. Reçu de Monsieur Kadir Yoûssef cinq cents francs d’avance pour le petit Mohammed, état musulman, le sept octobre 1956. Bon, j’ai eu un coup, mais on était en 1970, j’ai vite fait le compte, ça faisait quatorze ans, ça pouvait pas être moi. Madame Rosa a dû avoir des chiées de Mohammed, à Belleville, c’est pas ce qui manque.

— Attendez, je vais voir.

Je suis allé dire à Madame Rosa qu’il y ava
it là un mec avec une sale gueule qui venait chercher s’il avait un fils et elle a tout de suite eu une peur bleue.
— Mon Dieu, Momo, mais il n’y a que toi et Moïse.

— Alors, c’est Moïse, que je lui ai dit, parce que c’était lui ou moi, c’est la légitime défense. […]

Madame Rosa avait toute sa tête à elle ce jour-là, et c’est ce qui nous a sauvés. […]
— Comment déjà, vous dites ?
Le mec a failli pleurer.
— Madame, je suis un homme malade.
— Qui ne l’est pas, qui ne l’est pas, a dit Madame Rosa pieusement, et elle a même levé les yeux au ciel comme pour le remercier.

— Madame, mon nom est Kadir Yoûssef, Youyou pour les infirmiers. Je suis resté onze ans en hôpital psychiatrique, après cette tragédie dans les journaux dont je suis entièrement irresponsable.


J’ai brusquement pensé que Madame Rosa demandait tout le temps au docteur Katz si je n’étais pas psychiatrique, moi aussi. Ou héréditaire. Enfin, je m’en foutais, c’était pas moi. J’avais dix ans, pas quatorze. Merde.
— Et votre fils s’appelait comment, déjà ?

— Mohammed.
Madame Rosa l’a fixé du regard tellement que j’ai même eu encore plus peur.
— Et le nom de la mère, vous vous en souvenez ?

Là, j’ai cru que le type allait mourir. Il est devenu vert, sa mâchoire s’est affaissée, ses genoux sursautaient, il avait des larmes qui sont sorties.

— Madame, vous savez bien que j’étais irresponsable. J’ai été reconnu et certifié comme tel. Si ma main a fait ça, je n’y suis pour rien. On n’a pas trouvé de syphilis chez moi, mais les infirmiers disent que tous les arabes sont syphilitiques. J’ai fait ça dans un moment de folie, Dieu ait son âme. Je suis devenu très pieux. Je prie pour son âme à chaque heure qui passe. Elle en a besoin, dans le métier qu’elle faisait. J’avais agi dans une crise de jalousie. Vous pensez, elle se faisait jusqu’à vingt passes par jour. J’ai fini par devenir jaloux et je l’ai tuée, je sais. Mais je ne suis pas responsable. J’ai été reconnu par les meilleurs médecins français. Je ne me souvenais même de rien, après. Je l’aimais à la folie. Je ne pouvais pas vivre sans elle.
Madame Rosa a ricané. Je ne l’ai jamais vue ricaner comme ça. C’était quelque chose… Non, je ne peux pas vous dire ça. Ca m’a glacé les fesses.

— Bien sûr que vous ne pouviez pas vivre sans elle, Monsieur Kadir. Aïcha vous rapportait cent mille balles par jour depuis des années. Vous l’avez tuée pour qu’elle vous rapporte plus.
Le type a poussé un petit cri et puis il s’est mis à pleurer. C’était la première fois que je voyais un Arabe pleurer, à part moi. J’ai même eu pitié, tellement je m’en foutais. […]
Il se tourna vers vers moi et me regarda avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui causer.
— C’est lui ?
Mais Madame Rosa avait toute sa tête et même davantage. Elle s’est ventilée, en regardant Monsieur Yoûssef Kadir comme si elle savourait d’avance. Elle s’est ventilée encore en silence et puis elle s’est tournée vers Moïse.
— Moïse, dis bonjour à ton papa.
— B’jour, p’pa, dit Moïse, car il savait bien qu’il n’était pas arabe et n’avait rien à se reprocher.
Monsieur Youssef Kadir devint encore plus pâle que possible.
— Pardon ? Qu’est-ce que j’ai entendu ? Vous avez dit Moïse ?

— Oui, j’ai dit Moïse, et alors ?
Le mec se leva. Il se leva comme sous l’effet de quelque chose de très fort.
— Moïse est un nom juif, dit-il. J’en suis absolument certain, Madame. Moïse n’est pas un bon nom musulman. Bien sûr, il y en a, mais pas
dans ma famille. Je vous ai confié un Mohammed, Madame, je ne vous ai pas confié un Moïse. Je ne peux pas avoir un fils juif, Madame, ma santé ne me le permet pas.

Moïse et moi on s’est regardé, on a réussi à ne pas nous marrer. […]

— […] Il y avait un Mohammed Kadir, pas un Moïse Kadir, Madame, je ne veux pas redevenir fou. Je n’ai rien contre les Juifs, Madame, Dieu leu
r pardonne. Mais je suis un Arabe, un bon musulman, et j’ai eu un fils dans le même état. Mohammed, Arabe, musulman. Je vous l’ai confié dans un bon état et je veux que vous me le rendiez dans le même. Je me permets de vous signaler que je ne peux supporter des émotions pareilles. J’ai été l’objet de persécutions toute ma vie, j’ai des documents médicaux qui le prouvent, qui reconnaissent à toutes fins utiles que je suis un persécuté.
— Mais alors, vous êtes sûr que vous n’êtes pas juif ? demanda Madame Rosa avec espoir. […]

— Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n’avez pas le monopole. C’est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d’autres ge
ns que les juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l’état arabe dans lequel je vous l’ai confié contre reçu. Je ne veux de fils juif sous aucun prétexte, j’ai assez d’ennuis comme ça.
— Bon, ne vous émouvez pas, il y a peut-être eu une erreur, dit Madame Rosa, car elle voyait bien que le mec était secoué de l’intérieur et qu’il faisait même pitié, quand on pense à tout ce que les Arabes et les Juifs ont déjà souffert ensemble. […]

— J’ai dû élever Mohammed comme Moïse et Moïse comme Mohammed, dit Madame Rosa. Je les ai reçus le même jour et j’ai mélangé. Le petit Moïse, le bon, est maintenant dans une bonne famille musulmane à Marseille, où il est très bien vu. Et votre petit Mohammed ici présent, je l’ai élévé comme juif. Barmitzwah et tout. Il a toujours mangé kasher, vous pouvez être tranquille.
— Comment, il a toujours mangé kasher ? piailla Monsieur Kadir Yoûssef, qui n’avait même pas la force de se lever de sa chaise tellement il était effondré sur toute la ligne. Mon fils Mohammed a toujours mangé kasher ? Il a eu sa barmitzwah ? Mon fils Mohammed a été rendu juif ?
— J’ai fait une erreur identique, dit Madame Rosa. L’identité, vous savez, ça peut se tromper également, ce n’est pas à l’épreuve. Un gosse de trois ans, ça n’a pas beaucoup d’identité, même quand il est circoncis. Je me suis trompé de circoncis, j’ai élévé votre petit Mohammed comme un bon petit Juif, vous pouvez être tranquille. Et quand on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s’étonner qu’il devient juif….

— Mais j’étais dans l’impossibilité clinique ! gémit Monsieur Kadir Yoûssef.
— Bon, il était arabe, maintenant il est un peu juif, mais c’est toujours votre petit ! dit Madame Rosa avec un bon sourire de famille. […] Les états arabes et les états juifs, ici, c’est pas tenu compte. Si vous voulez votre fils, vous le prenez dans l’état dans lequel il se trouve. D’abord, vous tuez la mère du petit, ensuite vous vous faites déclarer psychiatrique et ensuite vous faites encore un état parce que votre fils a été grandi juif, en tout bien tout honneur ! Moïse, va embrasser ton père, même si ça le tue, c’est quand même ton père !
[…]
Moïse a fait un pas vers Monsieur Yoûssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu’il avait raison.
— Ce n’est pas mon fils ! cria-t-il, en faisant un drame.
Romain Gary ; La Vie Devant Soi, Mercure de France, 1975 — extrait des pages 181-199


Brassens : Le Temps ne fait rien à l’affaire

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