samedi 6 septembre 2008

R. Gary, Chien Blanc

A la question, dans le fameux questionnaire de Proust : « Quel fait militaire admirez-vous le plus ? » j’avais répondu : « La fuite. »
Je me suis beaucoup battu dans ma vie. J’ai fait ma part. Je n’en veux plus.
Tout ce que je demande, à présent, c’est qu’on me laisse fumer en paix encore quelques cigares.
Seulement, ce n’est pas vrai. Et il n’y a rien de plus terrible que de ne pas pouvoir désespérer. (p.48)

J’écris ces notes à Guam, face à mon frère l’Océan. J’écoute, je respire son tumulte, qui me libère : je me sens compris et exprimé. Seul l’Océan dispose des moyens vocaux qu’il faut pour parler au nom de l’homme. (p.49)

Au contact de la Seberg, il m’arrive de retrouver un peu de cette candeur qu’il faut pour gagner en sachant perdre. J’entends par là qu’il faut continuer à faire confiance aux hommes, parce qu’il importe moins d’être déçu, trahi et moqué par eux que de continuer de croire en eux et à leur faire confiance. Il est moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haîneuses venir s’abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie. Il est moins grave de perdre que de se perdre. (p.58)

Chicago, 2008
Nous atterrissons à Chicago. Deux grands magasins du genre Bon Marché sont en train de brûler dans la périphérie du quartier noir. […] Nous regardons les magasins cramer à l’écran. Ça date de ce matin, c’est tout frais, et je me sens bien. Je me sens bien parce que j’aime l’Amérique. Je suis heureux de voir qu’elle bouge, qu’elle a mal, qu’elle va peut-être se réveiller […]. Je ne sais pas ce que sera la nouvelle Amérique, mais je sais que l’explosion noire l’empêchera de pourrir sur pied dans l’immobilisme des structures sclérosées aux sapes invisibles. L’Amérique sera sauvée par le défi noir, ce challenge dont parle Toynbee, que les civilisations relèvent en se transmutant. Ou bien elles périssent. […]
La jeune femme essuie ses larmes. Elle me regarde avec cette confiance qui va ici spontanéement vers les détenteurs d’une sagesse séculaire, les Européens. J’ai envie de prendre ma couronne de Français et de la frotter un peu pour la faire briller davantage.
-- Vous croyez que ça va s’arranger ? me demande-t-elle.
Je me méfie un peu des choses « qui s’arrangent ». Cela fait parfois deux vaincus au lieu d’un seul.
-- Ecoutez, lui dis-je. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles : ça ne va pas s’arranger. La guerre de Sécession ne s’est pas arrangée non plus, heureusement pour l’Amérique. Une minorité de Noirs essaie de libérer les Blancs de l’esclavage, et ce n’est pas facile de faire sauter des étaux qui encerclent les cerveaux depuis deux siècles. De deux choses l’une : ou bien les Noirs réussissent, et l’Amérique changera, ou bien ils ratent et l’Amérique changera aussi. Vous ne pouvez pas perdre. (pp. 71-72)




Le chauffeur nous dépose à l’hôtel. Je lutte contre la tentation de lui d
onner un trop gros pourboire, simplement parce qu’il est noir et que Martin Luther King vient d’être assassiné. (p. 74)

Si j’étais Russe ou Chinois, je souhaiterais de tout cœur que l’Amérique réussisse sa mutation. A ceux des Jaunes ou des Rouges qui parlent d’ « enterrer » l’Amérique, je rappellerai que l’Amérique est un continent immense, que, pour enterrer un tel cadavre, il faut beaucoup de place, la terre entière, très exactement. Tous ceux qui creusent le tombeau de l’Amérique préparent leurs propres funérailles. (p.78)
Chicago, 2008

…Je les ai laissés là-bas, à Paris, tous les deux, dans mes d
eux chambres de bonne aménagées, le jeune Noir Américain et la jeune Française si blanche. […]
-- Fuck them dead. Qu’ils crèvent. D’abord, je ne veux pas aller tuer du Jaune pour m’entraîner à tuer du Blanc, tout ça parce que je suis un Noir. Je ne suis pas seulement une couleur de la peau.
Il jette sa cigarette par la fenêtre.
-- Et puis, je lui ai fait un enfant.
Madeleine est en train de faire la vaisselle, dans l’évier, près de la fenêtre ; Elle a la peau mate qui ferait penser à l’ombre du soleil, si c’était possible. Des attaches fines et les cheveux de serre chaude de ces Françaises d’Algérie qu’aimait tant Camus.
Les parents étaient arrivés quelques jours auparavant de Toulouse, où ils tiennent un restaurant. Des Pieds-Noirs, des Sanchez mâtinés d’Auvergnats. Personne ne les avait prévenus que Ballard était noir. Je les avais reçus chez moi, et je leur avais dit, voilà, c’est comme ça. C’est un nègre.
« Ah bon » dit le père, et la mère, qui avait un sourire nerveux et des dents en or, ne parut ni étonnée ni bouleversée.
La phrase que le père de Madeleine prononça ensuite est de celles qui libèrent définitivement un homme de la couleur de sa peau :
-- On voudrait le voir.
[…]
Ils l’ont vu. La seule chose qui les troublait profondément, c’était la désertion. […]
Je me sentais au milieu d’un magma dialectique aux confusions sans fin. Des Pieds-Noirs chassés d’Algérie en train d’expliquer à un jeune noir américain qu’il fallait être patriote, alors qu’une fraction de l’opinion noire réclamait un Etat indépendant comme l’Algérie… (pp. 91-93)

Romain Gary, 1970, Chien Blanc, Folio- Extraits